lundi 21 décembre 2009

Empathie

C'est qu'il parle beaucoup. Il balance souvent, aussi. Il énerve. Sa Sainteté le patriarche Bartholoméos, le chef des orthodoxes. Le primus, en tout cas. C'est que mes ancêtres étaient orthodoxes, je me sens un brin concerné... Un des plus célèbres rouspéteurs de Turquie. Devant un journaliste américain venu lui arracher complaintes et désolations, il a repris le chapelet : "on souffre dans ce pays, on est considérés comme des citoyens de seconde zone, on se sent crucifiés !", "bah, faites votre hijra vers la Grèce", "jamais, c'est la terre de mes ancêtres, ma terre, je suis né ici, j'ai oeuvré ici, pas question d'aller ailleurs, nous vivons notre Passion ici". Helal...



Evidemment, lorsque Sa Sainteté se déplace à l'étranger ou ouvre la bouche en Turquie même, la classe politique s'agite; c'est qu'il dérange. "Qu'est-ce qu'il veut encore ?". Rien de grave : l'ouverture de son séminaire à Heybeliada (Halki). C'est qu'en bon berger, il craint pour son troupeau. Les Orthodoxes ne seraient plus que trois mille; et les jeunes ne se bousculeraient pas pour entrer dans les ordres. Ca tombe bien, l'unique séminaire chargé de les former est fermé depuis les années 70. C'est comme ça. Une question juridique, nous jure tout le monde.


En plein Noël, en plus, la polémique. Tiens, bonne nouvelle, en parlant de Noël : comme on le sait, les Turcs aiment bien rappeler leur place singulière dans l'histoire; Mustafa Kemal avait inauguré cette pathologie, jadis. Tiens, on apprend que le sapin de Noël est une invention turque. C'est la "dernière reine sumérienne", la nonagénaire Muazzez Ilmiye Çığ qui l'a déclaré. Notre arrière-grand-mère nationale. La grande spécialiste de la civilisation sumérienne; civilisation turque, pour elle... L'Europe est donc en Turquie : sapin de Noël, Saint Nicholas, Paul de Tarse, l'apôtre André, Troie, l'Asie mineure,... "Mais attention, la Turquie n'est pas en Europe, hein !" D'accord. T'inquiètes...


Le patriarche apprécie le gouvernement AKP, pourtant; celui-ci ose promettre des choses. Promettre. Ca enchante les oreilles, au moins. Mais sincérité, il y a, reconnaissons-le. Car les conservateurs musulmans sont, naturellement, beaucoup plus pénétrés du sentiment d'ouverture que les autres formations. Cest un fait. Un héritage ottoman, une vision beaucoup plus rassembleuse; le Premier ministre est tellement mû par cette doctrine que personne n'a pu encore l'entendre dire "je suis Turc"; en bon ottoman, il refuse les catégorisations ethniques. "Citoyen de Turquie". Les autres partis sont plus "républicains" à cet égard; d'ailleurs, après la protestation officielle du gouvernement, c'est le sinistre Onur Öymen qui a déploré les propos de Bartholoméos; un social-démocrate comme on le sait. Et les nationalistes ont exprimé leur indignation d'usage.


Protestation officielle du gouvernement, donc. Et c'est le ministre des affaires étrangères qui a répondu, allez comprendre pourquoi. L'inconscient; l'on n'arrive pas à considérer les Orthodoxes comme des citoyens turcs; c'est donc le chef de la diplomatie qui s'enflamme le premier... Un homme sensé, pourtant. Il a pris le mot au sens littéral et a lâché dans un air désormais impérial : "notre histoire n'a jamais connu la crucifixion". Et c'est reparti pour vanter l'esprit d'ouverture de nos ancêtres à l'endroit notamment des Juifs persécutés. En Europe... C'est une fierté; les Nicolas Sarkozy, Esther Benbassa, Alexandre Adler et autres ont laissé des souvenirs sur le sol turc...


Evidemment, s'agissant du chef d'état-major, personne n'a l'habitude de protester en catastrophe; ou de protester, tout court. Il y a quelques jours, sur la proue du vaisseau amiral, il menaçait la justice, les médias, les intellectuels. Le ministre de la défense, personne ne l'a entendu; d'ordinaire, personne ne l'entend non plus, c'est qu' il n'a aucune compétence. Un simple rang protocolaire. Le "Guide" (ou der Führer, disent certains) était en tenue de guerre, nous dit-on, un symbole; dans un navire, un autre indice; c'est que l'on avait appris qu'un énième plan de coup d'Etat avait été préparé par la marine, cette fois-ci, il vient donc défier gouvernement, justice et bon sens. Toujours avec son air comminatoire et patibulaire. "Oui oui, mon Général, c'est ça, c'est fini vos grondements, faîtes donc confiance à la justice turque, impartiale et indépendante lorsqu'il s'agit de s'en prendre à l'AKP et au DTP"...


Ingratitude, aussi. Sa Sainteté est un des plus fervents "VRP" de la Turquie dans le monde. Il commence toujours par se plaindre; on le comprend. Mais il finit toujours par demander l'adhésion de la Turquie, de son pays, à l'Union européenne. On le comprend, aussi; il veut voir sa situation s'améliorer. Et l'oecuménisme, un autre débat absurde; une question théologique à laquelle l'Etat turc pointe le bout de son nez alors qu'il n'a aucun titre de compétence.


Certains apprennent donc que les Orthodoxes ont quelques soucis; d'ailleurs, chose bizarre, le porte-parole du gouvernement vient de demander au patriarche de s'adresser prioritairement aux instances de son pays lorsqu'il a des réclamations à faire. L'on rêve ! Comme si le gouvernement ignorait les raisons de son râlage ! C'est le devancier de l'actuel ministre des affaires étrangères (aujourd'hui, ministre de l'économie) qui était venu devant le Parlement européen pour expliquer, en somme, qu'aucune confession n'était épanouie en Turquie ! Un pays laïque, soit dit en passant...


C'est qu'il existe des gens qui prennent trop au sérieux, les textes. La Constitution dit que..., la loi a confirmé que..., la Convention me permet d'espérer que... Sa Sainteté fait partie de ces gens-là; il croit tout ce que dit la Constitution. C'est un Turc en plus, il devrait savoir comment ça se passe dans son pays.


Le Premier ministre faisait ses crises de démocrate irréprochable pour les minarets suisses; c'est lui qui co-dirige l'Alliance des civilisations; celui-là même qui, comme un disque rayé, ne cesse de citer Rûmi : "viens, qui que tu sois, viens...". "Ils sont là, coco, c'est bon, on a compris, passe à autre chose maintenant, allez"...