dimanche 13 juin 2010

Emancipation

Les kémalistes ont peur. Leurs copains américains prétendent que la Turquie, sous la direction de son gouvernement fasciste-islamiste-terroriste-obscurantiste-hamasiste-ahmadinejadiste-dictatoriste, va changer de camp et se réfugier dans les bras soyeux de l'islam. Qu'elle va, en somme, se détourner de l'Occident et de ses hautes valeurs. Celles qui existent sur le papier. Une occasion pour féruler les opposants "républicains" et en découdre avec la République laïque. Bref, un glacement en perspective. Nos kémalistes tremblotent. A croire qu'ils n'aiment que cela.


Car les kémalistes ont toujours peur. Il fut un temps où ils aimaient répéter que la Turquie s'"iranise" ou se "malaisise". Tout le monde était mis à contribution. On s'en souvient : les pontes du pouvoir judiciaire refusaient la réforme de la justice parce-qu'ils craignaient une justice "influencée", "sous les ordres", "dépendante" et donc sharaïque. Dieu est grand, vraiment : l'interception illégale de télécommunications entre le vice-président du HSYK (CSM turc) et un ancien ministre de la justice a mis au jour tout un système : Monsieur le ministre donnait des noms à Monsieur le vice-président pour les nominations à la Cour de cassation. Des noms alévis majoritairement puisque tous ces personnages sont des alévis. Ils remplissaient donc la Cour de cassation de "fidèles". Or, c'est ce même vice-président qui, il y a quelques jours, courait dans tous les sens pour alerter la Nation de la perte d'indépendance de la justice à cause du gouvernement AKP...


Il s'avère que c'est celui-là même qui est le premier fossoyeur de cette indépendance. Il prenait directement ses ordres d'un ancien ministre qui partageait sa "conception de la vie". Mais comme avoir honte, c'est quelque chose de naturel, monsieur le vice-président a précisé aux journalistes qui l'interrogeaient : "mais c'est rien, je connais monsieur le ministre depuis longtemps, il n' y a pas mort d'homme s'il m'a soufflé quelques noms, oh, vous en faîtes un plat, allez allez...".


"Il faut les pendre ces gens-là, qu'est-ce t'en penses ?", "arrête de dire ça, c'est un grand homme, un immense juriste, il s'est égaré, c'est tout", "mais alors pourquoi on l'entendait aboyer il y a quelques jours, hein ? Ce sont des menteurs, des malhonnêtes, il faut leur couper la langue !", "oldu ! T'es chariatiste ou quoi !"... Cela dit, on se demande s'il ne faut pas "légaliser les écoutes illégales", on y apprend des choses; car juridiquement ce ne sont pas des preuves. Des "commencements de preuve". Et lorsqu'il n'y a pas d'autres indices, eh bien, elles sautent. Donc on fait comme si on n'avait pas entendu cet échange, une comédie...

Pour être kémaliste, il y a des conditions : être insane, malin, bêcheur, complexé, bilingue. La seconde langue, ici, c'est l'anglais ou le français, évidemment. C'est moderne. Il faut savoir lire son pays de l'extérieur. Murat Bardakçi, un journaliste de renom et un homme très cultivé, avait lancé : "celui qui ne lit pas l'ottoman ne peut pas être considéré comme un intellectuel dans ce pays !". Bronca, évidemment, car les kémalistes détestent l'ottoman. L'alphabet arabe, une horreur. La culture arabe, un drame. L'arabe, une détestation. C'est rétrograde, ça pue, ça ne pense pas. Un jour que je regardais la télévision, un général en retraite papotait avec le correspondant d'un journal arabe à Istanbul : le journaliste critiquait la nature des régimes arabes; notre général bouillonnait : il lui lança : "acceptez la laïcité mon p'tit, vous verrez, vous serez tellement bien !". Le pauvre journaliste ne savait plus où il était. Car, je l'ai oublié, pour être kémaliste, il faut être laïciste. Adorer la raison, le modernisme. Rien de grave, a priori. Mais il faut surtout aimer l'imposer au peuple. Ignare, par définition. Un journaliste turc (Yagmur Atsiz, le fils du très controversé turcologue Nihal Atsiz) avait pu provoquer, une fois : "les kémalistes sont cons, ça c'est sûr, mais je ne sais pas s'il faut être con pour être kémaliste ou s'il faut être d'abord kémaliste pour finir con". C'est lui qui l'a dit, hmm hmm...


Un kémaliste, c'est un homme qui aime l'opéra, la poésie, la littérature modernes mais qui a horreur du classique. Ca tombe bien il ne sait pas lire l'ottoman; la poésie classique, par exemple, demande un investissement singulier : chercher chaque mot dans le dictionnaire, comprendre la forme particulière. Un vieux monsieur qui était l'ami de mon père et qui composait de temps à autre m'avait filer un livre sur la poésie. Je n'y comprends pas grand chose à vrai dire; mais il faut bien avoir un avis sur tout. Je m'y suis donc mis; j'en souffre. Fâilâtün fâilâtün fâilâtün fâilün... Mefâilün mefâilün mefâilün mefâilün... Müfteilün müfteilün fâilün... Le fameux "aruz". Un travail d'orfèvre. La musique classique ottomane, par exemple, me semble être plus adaptée pour les vieux que pour les jeunes. Quoique j'ai un faible pour le "yaylı tanbur". Bref, l'enseignement de cette musique avait été interdit de 1926 à 1976; en 1934, il avait même été interdit, pendant huit mois, de la diffuser à la radio. On voulait être moderne...


Le basculement de la Turquie, donc. N'a-t-on pas vu le ministre des affaires étrangères être comme cul et chemise avec les représentants des pays arabes; il rêve encore une fois : créer une zone de libre circulation des personnes et des biens. Les kémalistes ont eu peur, encore une fois. C'est qu'ils ont lu la presse étrangère. Ils connaissent l'histoire qu'à partir de 1919. Avant, c'est un trou. Noir de préférence. "T'as d'jà vu un trou rose toi ?"... Et voilà que le Premier ministre Erdogan vient de déclarer sa flamme aux Arabes; par un poème (en le lisant maladroitement) de Mehmet Akif Ersoy : "un Turc ne vit pas sans l'Arabe. Celui qui le prétend est fou. De l'Arabe, le Turc est l'oeil droit et la main droite".


Aimer ses voisins, c'est devenu un drame. La Turquie ne peut tourner le dos à l'Iran. C'est impossible. Historiquement, culturellement, politiquement. Tout comme les Turcs ne peuvent être antisémites. Leur histoire, leur religion et leur intérêt leur interdisent de l'être. Qui se souvient des Khazars ? La treizième tribu; des Turcs juifs...

Le ministre des affaires étrangères, un professeur de relations internationales, l'a dit, pourtant; la Turquie a un axe mouvant, elle ne change pas d'axe, elle bouge dans l'axe. La Turquie reste donc impériale. Fidèle à l'Ouest et à l'Est. C'est la profondeur historique. Le tombeur de Constantinople, Mehmed II, n'était-il pas un empereur de la Renaissance ?

Le monde change. The "Post American world", nous dit-on. La Turquie se défait de ses haillons. Le larbinisme prend fin. Mais les kémalistes ont peur; le CHP ne vient-il pas d'exprimer ses craintes. Or, quel est le mot le plus topique de Mustafa Kemal sinon l'indépendance ? Les prêtres du Temple sont, comme toujours, les premiers infidèles...