samedi 5 juin 2010

Wanted

On savait déjà qu'il était indomptable. Autant Chirac était un professionnel du guindage, autant Erdogan est un adepte de l'authenticité. Surtout lorsqu'on retire le "prompter". Il dit, alors, ce qu'il pense. Or, il est de complexion à taper sur Israël, souvent. La crise diplomatique assurée, en général. Ca s'appelle un "leader". Un "populiste" disent certains. Je ne crois pas car un populiste ne croit pas aux choses qu'il débite. Erdogan y croit. Trop, d'ailleurs, et là est le problème. Il vient encore de fustiger Israël; il croit attendrir ses interlocuteurs en lisant la Bible. En turc : "öldürmeyeceksin"; en anglais ensuite, au cas où ils n'auraient pas compris : "you shall not kill". Il a terminé sa comédie en hébreu, enfin : "Lo Tir'tsach".


Colère écrue. Normal. 9 morts. Tous, des Turcs. Tous les coins de la Turquie ont été touchés. Les "prières mortuaires par défaut" (giyabi cenaze namazi) se sont multipliées dans les mosquées turques du monde entier. Même dans les nôtres, en France. Il s'agit d'accomplir une prière pour un mort absent c'est-à-dire distant de là où se fait la prière. Comme quand le Prophète avait dirigé une telle prière lorsque le Négus d'Abyssinie était mort.


On parle de "basculement". Comme on le sait, l'alliance israélo-turque était en fait un mariage blanc. Sans profondeur. Imposée par les militaires turcs au gouvernement "islamiste" d'Erbakan. Car, au fond, il n'y avait aucune raison de tomber amoureux l'un de l'autre. La Turquie voulait se rapprocher des Etats-Unis, Israël voulait se faire un ami musulman. Et le temps passait comme il se doit avec des exercices militaires communs, des ventes d'armes, etc. Et patatras ! L'alliance s'était déjà fissurée avec les coups de colère d'Erdogan, le Défenseur des Palestiniens. Shimon Peres avait été insulté de dirigeant d'un Etat qui "sait bien tuer". En direct. Devant tout le monde. Devant le secrétaire de la Ligue arabe qui n'en revenait toujours pas; il avait même bondi de son fauteuil pour saluer Erdogan avant que Ban Ki-Moon lui "ordonne" de se rasseoir... On avait alors compris "la marge de manoeuvre" du monde arabe.


Les Turcs attendent des excuses. Tout naturellement. Ils réussissent toujours à les arracher, cela dit. Après le "one minute", Peres avait regretté avoir haussé le ton; après "l'incident du fauteuil trop bas" provoqué par Ayalon, l'Etat israélien s'était excusé en bonne et due forme. Il faut savoir diriger un Etat quand on a la chance d'en avoir un. C'est évident.


Erdogan a poursuivi les salves. Il l'a dit; on ne peut plus clair : "je ne considère pas le Hamas comme un mouvement terroriste, c'est un mouvement de résistance". Hayda... Choquant, a priori. Inacceptable. Mais il faut connaître l'histoire pour amortir le "choc". Dans cette contrée, tout le monde est criminel; le sang dégouline de partout. Arafat était un terroriste; Menahem Begin, aussi; Yitzhak Shamir, aussi; Tzipi Livni l'était aussi, en famille en plus. En Palestine, on ne passe pas par l'ENA pour entrer dans la vie politique, ce sont les dépouilles qui vous exhaussent... Il est donc pour le moins naïf de taxer les uns de terroristes et les autres de héros. Car ces deux postures ont partie liée. C'est comme ça. Bernard Kouchner n'avait-il pas avoué que l'Etat français avait des contacts avec le Hamas ? Un ancien Premier ministre français ne reconnait-il pas qu'il faut impliquer le Hamas ? Depuis quand a-t-on des contacts avec des terroristes ?


Le Premier ministre turc est allé encore plus loin : "le sort de Jérusalem n'est pas différent du sort d'Istanbul; le sort de Gaza est le sort d'Ankara". Hoppala... Autrefois, le célèbre Théodore Herzl "agressait" le sultan ottoman pour qu'il ouvre les portes de la Palestine aux juifs. L'historien turc Vahdettin Engin vient de publier un livre sur la base de nouveaux documents qu'il a trouvés dans les archives ottomanes. L'historiographie turque classique nous apprenait que le sultan panislamiste Abdulhamid II avait immédiatement rembarré Herzl car cette proposition l'avait hérissé. Pas tant que cela nous dit le Professeur Engin : le titre de son livre révèle tout : "Marchandage" (Pazarlik). Sa thèse est la suivante : le sultan a voulu profiter de Herzl et de ses fonds pour éponger les dettes de l'empire et pour faire la propagande ottomane en Europe. Sa contrepartie ? La Mésopotamie. Oui, le nord de l'Iraq. Abdulhamid II, le héros des islamistes, des conservateurs, des dévots, des nationalistes, a tout bonnement proposé une installation dispersée des juifs en Iraq contre des sous ! La fin de l'histoire : Herzl a refusé, Abdulhamid II a quand même réussi à éponger ses dettes mais grâce à ses mérites personnels...


Les israéliens ont déjà commencé les contre-attaques; la propagande va s'amplifier : "la Turquie bascule dans le camp des islamistes, oyez oyez !". Lieberman parle déjà d'iranisation de la Turquie. Même le nonagénaire Bernard Lewis qui tirait la sonnette d'alarme il y a quelques jours, est mis à contribution. Les laïcistes de Turquie ont encore plus peur dans ces cas-là. C'est qu'ils ne connaissent leur propre pays que par le biais des analyses de la presse étrangère... Même notre BHL "national" (quoique) s'est lancé; comme à son habitude, il joue l'autorité morale dont l'objectivité émerveille tout le monde : "la branche turque des Frères musulmans, voire tel parti de gouvernement en Turquie, à l’origine de cette provocation". Il suffisait juste de consulter la liste des passagers et de constater qu'il y avait même un rescapé de l'Holocauste... Au moins lui, on sait; il se renseigne comme-ci comme-ça avant d'émettre un avis. C'est prouvé.


D'autres en sont aux comparaisons : "et si d'autres activistes faisaient la même chose pour les Kurdes !". Le sort des Kurdes n'est certes pas reluisant. Beaucoup de crimes ont été commis. C'est la raison pour laquelle la justice s'occupe de ce réseau appelé Ergenekon. Mais de là à comparer les Kurdes et les Gazaouis, il faut être sacrément malin et surtout largement inculte. Le jour où le Président d'Israël, le ministre de l'Intérieur d'Israël, un quart des députés seront des Arabes, on en rediscutera. Car celui qui a dirigé la Turquie pendant dix ans en tant que Premier ministre et Président de la République (Turgut Özal), celui qui était à la tête des services secrets turcs en tant que ministre de l'Intérieur pendant plus de sept ans (Abdulkadir Aksu), le premier vice-président du parti gouvernemental AKP (Demir Mir Mehmet Firat) ne sont autres que des Kurdes... La réflexion, ça ne s'improvise pas, assurément.


Comme on l'a remarqué, le monde arabe est atone. Les dictateurs lâchent la bride pour laisser leurs peuples clabauder contre Israël certes, mais ça ne mange pas de pain. Les institutions arabes sont largement inertes. Les bourrades des ONG sont largement ignorées. Les coups de semonce turcs ont au moins eu le mérite d'étendre le doute quant à l'efficacité du blocus. Qui sait, peut-être qu'ils démissionneront aussi le gouvernement Nétanyahou...



Il suffit d'avoir une intelligence moyenne pour comprendre que la Turquie ne sera jamais un "ennemi juré" d'Israël. Personne n'est "taré" en Turquie. Elle veut juste réparation. Aujourd'hui, on apprend que la justice turque a lancé des enquêtes. On se souvient, Tzipi Livni n'avait pas pu se rendre au Royaume-Uni à cause du risque d'être arrêtée. A force, les dirigeants israéliens demandent des garanties avant de poser le pied dans un autre pays. Ils finiront bien par se demander ce qu'ils peuvent faire pour empêcher le harcèlement judiciaire. Car on ne dirige pas un Etat du haut de sa résidence officielle; il faut bouger dans les autres pays. Ce que la diplomatie n'a pas réussi, la justice est-elle en train de le faire ? "Bah oui coco, c'est bien pour ça que les Etats européens s'échignent, un par un, à adoucir la justice universelle, i faut pas trop déranger tu sais, les Grands ont un privilège de juridiction, seul Dieu s'en chargera..."