mercredi 5 janvier 2011

A coquin honteux plate besace

Il fallait bien ouvrir ce chapitre. La Turquie se démocratise, comme on le sait. Non, dans les faits rien ne bouge. Les Kurdes grinchent toujours, les alévis pleurent toujours, les gays étouffent toujours, les orthodoxes et autres Arméniens s'écrasent toujours. Pas de panique, la Turquie kémaliste est droite dans ses bottes. La Turquie se démocratise, néanmoins. Si si. Car il est permis d'ouvrir la bouche et d'écrire, sur ces sujets. Une démocratie pour les bouches et les mains, donc. La troupe des mécontents ne dégraisse pas, c'est celle des démocrates qui gonfle. Le jour où elle dépassera la première, on pourra espérer un renversement. On dira alors, les islamistes grinchent, les nationalistes pleurent, les kémalistes étouffent, les laïcistes s'écrasent. Ça viendra, j'en suis convaincu. On s'éclatera.

Non, il faut oser, mon brave. Un nouveau chapitre, donc. Oui, celui de la liberté académique. C'est l'histoire de quelques coquins. Ou plus précisément d'un taquin. Car c'est bien, lui, l'instigateur. Lui, un étudiant. Deniz Özgün. Et il porte bien son nom, "özgün" signifiant "original". Eh bien, Deniz étudie au département de photographie et de vidéo à l'université Bilgi, à Istanbul. En dernière année. Il doit donc présenter une "thèse de fin d'études". Il est taquin, on l'a dit; il a proposé à son prof, de réaliser un film pornographique. Film porno, pour les intimes. Non non pas une vidéo de viol dans une cave sordide pour participer à je ne sais quel festival du court métrage, mais un projet académique en bonne et due forme.

"Pour tester la solidité de la liberté dans l'université", dit-il. Il a bien raison. Fallait prévoir une scène avec le doyen aussi, ç'aurait été plus drôle ou plus dégueulasse, c'est selon. C'est dommage, la langue turque n'a pas un subjonctif imparfait aussi sexy que celui du français; d'ailleurs, je ne sais même pas si elle a un subjonctif, mais bon. "Allô bonjour, je peux parler au doyen, c'est sur le projet académique et sa participation, il faudrait que nous le sussions le plus vite possible, ha ha ha"...

Le directeur de thèse fut un peu choqué, le pauvre, on le comprend. Un professeur de "design visuel". Il a d'abord refusé en bon "moraliste" mais il a dû céder. Il pleurait, le gosse. "Bon vas-y, fais ton film, mais attention mon petit, ça sera dur !". Mais bien sûr. Le fier-à-bras eut du mal. Ça rigole pas. Trouver des acteurs. Le scénario était prêt, lui : sa propre vie sexuelle depuis le lycée. Le lycée, donc. Il est venu sur le tard, mais on s'égare... Donc, à la recherche d'acteurs. Il le reconnaît, les filles étaient partantes, il a eu beaucoup de mal pour trouver les gonzes. Ah ils sont pudiques, les ténébreux Turcs, ablası !

Et faire ça en plein campus, ça aide pas. Car oui ! Il a insisté pour tourner le "film" dans l'espace public. Le doyen qui avait vu le rôle principal passé sous le nez, regardait du haut de son bureau, peut-être... Évidemment, il a fallu visionner l'oeuvre. Calme calme, heyecan yok. On a essayé d'abord le "jury ouvert à tous" mais en "screenshot". Car tout le monde avait peur de rougir. Mais du coup, personne n'a rien compris. Les trois professeurs ont alors imposé la "soutenance" en petit comité. Histoire de se concentrer. Et ils ont souverainement tranché; le projet mérite un D, soit la note la plus faible dans la notation universitaire turque.

Et comme il faut bien que la presse fasse son métier, la Turquie entière fut au courant de cet exercice universitaire. Et comme la Turquie entière était au courant, il fallait bien qu'il y eût des sanctions. Car le nom de l'université Bilgi fut souillé. Le conseil d'administration s'est donc immédiatement réuni et a pris la situation en main. Les "prof. dr." ont papoté et papoté, consulté sans doute la littérature internationale pour savoir si un projet semblable avait déjà été présenté ailleurs, compulsé les codes juridiques pour se préparer à un probable risque judiciaire et donnèrent enfin leur décision : les trois universitaires membres du jury sont virés...

Le directeur de thèse s'est justifié : "je ne suis pas la police des moeurs, moi. J'ai essayé de le raisonner mais chaque étudiant est libre de choisir son sujet dès lors qu'il est confiant. Le contenu du film ne nous intéresse pas, c'est la technique que nous notons". On apprend du coup qu'il y a bien une "technique" dans les films pornos. On est tellement habitué à regarder ailleurs...

L'actrice principale, elle aussi, veut dire des choses : "mon corps m'appartient, ça ne regarde personne !". Car mademoiselle se dit rebelle, "depuis mon enfance, je suis différente, moi. Regarde j'ai des tatouages !". Mais quand on lui demande si ses parents étaient au courant du film, elle devient plus terre-à-terre, la miss : "non, mes parents ne le savaient pas; c'est la première fois que j'ai fait quelque chose sans leur avis". Une "rebelle" de 23 ans qui défie pour la première fois ses parents, donc. "D'ailleurs, je suis sans religion et je ne me sens pas obligée de me conformer aux normes sociales de ce pays". C'est bien. L'épanouissement individuel, on appelle cela. Voilà une rebelle... Attention quand même à ne pas tuer le père ou la mère par une crise cardiaque, petite... Il faut s'attendre à un "janvier 2011", peut-être. Dany voulait des dortoirs mixtes, en son temps. Ce fut "mai 1968".

Adieu donc messieurs les professeurs. La Turquie, c'est un monde, faut-il le rappeler, où on s'émeut lorsqu'une série montre le sultan Soliman (le Magnifique) "faire usage" de son harem. Un sultan ne ferait pas ça. "Quoi, ça ?", "Bah ça !". Nous voulons le harem ! Nous voulons le harem ! ... C'est que le sexe, quoi qu'on en dise, attire et rebute dans les sociétés conservatrices. Ce fut toute la problématique d'Ask-i memnu. La plus grande audience et en même temps, un flot de plaintes au CSA. Soit dit en passant (ou plutôt pour augmenter le "rating"), la femme de l'émir du Qatar (une académicienne, s'il vous plaît !) qui passait ses vacances en Turquie a voulu prendre un thé avec Kivanç Tatlitug. Et elle a bien eu raison. Car son mari, sans vouloir dénigrer quiconque, euh... Le Blond était malheureusement trop occupé... Et une photo ancienne est sortie des cartons, qu'il était moche à 14 ans...

Ça s'est amélioré avec le temps...



Et on lit sur son bras gauche, "Only Allah can judge me". On sait qu'il se dit croyant. Mais qu'a-t-il fait de si répréhensible pour demander pardon à Dieu ? Personne ne le sait; et le jeune homme ne répond pas. Un secret, donc. Une déchirure, sans doute. Un traumatisme existentiel, peut-être. "Ah ouais ? Tu le sais hein dis-le, j't'en supplie !". J'ai une idée, on va dire...

Évidemment, jouer le défenseur des libertés en tournant un film porno qui, comme tout le monde le sait normalement, est fondé sur l'idée de la femme-objet sexuel, reste le paradoxe. Et quand on pense que le fondateur de cette université privée n'est personne d'autre qu' Oguz Özerden, un type qui a fait fortune dans les télécoms et qui a créé en Turquie les premières lignes 0800 si tu comprends ce que je veux dire... Son but, en créant Bilgi ? "Enseigner les sciences sociales en toute liberté". Ben voyons, un étudiant recalé, trois enseignants virés, une étudiante qui a disjoncté...

Détail que tout cela, évidemment. Banal. Ca s'est déjà vu, ailleurs, à quelques détails près. L'intérêt est autre, pour moi, un intellectuel. Jadis, j'avais pondu une grande pensée, moi; du genre aphoristique : je prétendais et je prétends toujours cela dit, que le métier le plus pénible au monde est cameraman de film porno. J'aurais bien voulu lui poser la question à ce Deniz : c'est vrai ou pas, au fait ? Ay heyecanlandim...