mardi 28 août 2012

Nantis et dandys et petits et si si...

S'il est une chose certaine, c'est bien que la bourgeoisie turque n'a aucune branche. Plus exactement, les membres de la bourgeoisie d'aujourd'hui sont tous des descendants de pauvres. C'est normal et logique, j'entends bien; ce que je veux dire, c'est que les Turcs riches d'aujourd'hui ont tous, sans exception, de la boue encore fraîche sur leurs souliers. Car "bouseux" il y a encore deux générations. Tenez, les deux familles les plus riches : les Koç et les Sabanci. Le grand-père des premiers a commencé dans une simple épicerie; celui des seconds travaillait dans les champs de coton. Les petits-fils, eux, ventent dans la soie. Tout naturellement. Quand feu Sakip Sabanci, un grand nom de la saga familiale, mettait un foulard autour du cou tout en parlant un turc "anatolien" et adoptant une gestuelle pas trop sophistiquée, on comprenait vite le pourquoi du comment...


Chez les Koç, c'est Rahmi, l'actuel patriarche, qui étalait son goût pour les voitures de luxe. Son propre père, le fondateur de la holding, était monté toute sa vie dans la même voiture; le fils, sans doute plus riche, avait pris l'habitude, quant à lui, d'en changer une chaque  année. On peut multiplier les exemples avec les Doğan, les Şahenk ou encore les Eczacıbaşı. Les membres de cette dernière famille dont l'ancêtre était, comme leur nom l'indique, un pharmacien, sont devenus tellement riches qu'ils ont eu le besoin de s'embourgeoiser sur le plan culturel aussi; la Fondation stambouliote de la culture et de l'art est, aujourd'hui, l'institution la plus en pointe dans le mécénat. Bülent Eczacıbaşı, l'actuel chef de la famille, est un grand consommateur de concerts classiques; il se trouvait à la droite du maître de céans (pas bourgeois du tout) dans un concert de Fazil Say à Paris...

Il est naturel d'élargir le spectre de ses goûts lorsqu'on a des pépètes. C'est humain; lorsqu'on a fini d'assouvir nos besoins les plus élémentaires, on va à la recherche du raffinement. Et il n'est pas anodin de constater que les riches deviennent subitement de grands connaisseurs en art à mesure que leur portefeuille gonfle. Avec des yeux de riche, on a plaisir à admirer (et surtout à comprendre) un tableau de Picasso. N'est-ce pas. Tellement qu'on se met à collectionner et à ouvrir des musées. Je ne voudrais pas m'acharner, d'autant plus que j'ai une grande estime pour ce regretté monsieur, mais Sakip Sabanci est un exemple flagrant : fou de calligraphie, il avait réuni une très belle collection. Le hic, c'est que ni lui ni personne dans la famille n'était et n'est capable de lire (et donc de se passionner pour) l'écriture arabo-ottomane. La "passion" devient alors suspecte. C'est un vernis et rien d'autre. N'est pas Khalili qui veut...

On nous apprend que plus une personne "s'améliore" sur le plan socio-économique, plus elle se libéralise sur le plan des idées. Autrement dit, un homme riche devrait être sans gros effort un partisan acharné des libertés. Libertés économiques certes mais également libertés politiques par ricochet. C'est la "philosophie" même de la réussite. On s'ouvre aux autres, à leurs idées, à leurs coutumes, on se décrispe, on "se soigne" et on devient plus tolérant, plus bienveillant. Tout cela, c'est la théorie des grands papes de la socio ou de la philo. Sauf que. Évidemment. En Turquie, tout tourne à l'envers, la gauche, c'est la droite, la droite, c'est la gauche. Et "l'esprit de bourgeois" sus-indiqué n'existe tout simplement pas dans la tête des... bourgeois. Car il leur manque "l'esthétique de la réussite". Le dehors est bien sauf, on vit opulemment, on habite les castels, on monte les belles carrosseries, on s'attife avec coquetterie, on crée des fondations au nom de la "responsabilité sociale" (sosyal sorumluluk), mais on vote à gauche. La gauche qui est, en réalité, une forme de droite fasciste. Car on est complexé.

La modernité n'est pas une histoire de garde-robe. C'est une platitude de le dire mais il faut parfois enfoncer des portes ouvertes : la modernité, ça se passe dans la tête. Les bourgeois turcs n'ont malheureusement aucune leçon à donner sur ce plan; ils doivent plutôt en prendre. Car l'idéologie bourgeoise turque a partie liée avec l'idéologie étatiste kémaliste. Nous y voilà : les pantes d'aujourd'hui doivent une fière chandelle à cet État qui les a fait riches du jour au lendemain. Avec les biens spoliés des Arméniens et des juifs. C'est là où le bât blesse : la classe bourgeoise défend coûte que coûte l'idéologie de l'Etat profond. Elle y est presque obligée. L'Etat les tient par les joyaux...

C'est avec cette clé de compréhension en toile de fond, qu'il faut comprendre les propos d'Orhan Pamuk. Ce Sieur fait partie de cette caste qu'il dépeint (avec un style que je n'arrive toujours pas à pénétrer pour ma part ni dans sa version turque ni dans sa version française) dans son livre Istanbul. Un Sieur qui, déjà, avait fustigé un Etat massacreur d'un million d'Arméniens et de 30 000 Kurdes. Et rebelote : "Diese Bourgeoisie macht mich wütend. Ich verabscheue ihre Überheblichkeit, ihren engstirnigen Egoismus und die Art, wie sie ihre eigenen Landsleute hasst. Die türkische säkulare Oberklasse stört sich nicht an Armeeputschen und an der Misshandlung der Kurden. Sie schaut auf die Mehrheit der türkischen Frauen herab, weil sie Kopftuch tragen. Das erinnert mich an die Haltung der Weißen in Südafrika gegenüber den Schwarzen früher". On l'a tous compris, l'attitude des siens l'énerve car ils honnissent les Kurdes et les femmes voilées. Une mentalité d'apartheid, selon lui...

Paraître moderne, voilà la seule obsession des bourgeois turcs et de leurs acolytes, les artistes. Ils n'ont aucune culture classique, ni sur le plan de la langue ni sur le plan des arts en général, de la musique et de la littérature en particulier. Il est rare de tomber encore sur des Müşfik Kenter, un immense comédien à la voix de velours qui vient de tirer sa révérence, vous déclamer du Nedim et du Nazim avec une égale bonne conscience. Un "moderne", pourtant. Les artistes d'aujourd'hui se targuent d'avoir coupé les ponts avec le passé ! En France, c'est un honneur que de jouer une pièce classique, en Turquie, c'est une concession, une reculade, une trahison. Car chacun vit dans sa bulle. Résultat : quand vous donnez un poème de Nazim à étudier à un élève de 15 ans vivant en France, il peut vous sortir, avec un sérieux presque risible à son âge : "on va étudier un communiste !". Rapport entre l'inspiration d'un auteur et son affiliation ! Et quand un musicien de talent comme Fazil Say tombe dans le même manichéisme et dans la même arrogance qu'il fait passer pour le combat de sa vie, la boucle est bouclée : bourgeois et artistes, même tempérament ! Fats, crâneurs, chichiteux, lilliputiens. "Körler sağırlar, birbirlerini ağırlar"  comme dirait la sagesse populaire : les aveugles et les sourds se reçoivent mutuellement...