lundi 23 octobre 2017

A la va-comme-je-te-pousse

Il est des régimes où il fait bon être diplomate. On défend un pays relativement distingué, une culture enviée et des valeurs élevées. On se chamaille certes dans les enceintes internationales, mais la fonction a un côté charmeur. L'ambassadeur de Sa Sainteté, par exemple; c'est le doyen du corps diplomatique et son air débonnaire apaise d'emblée. On connait déjà sa réplique à la moindre question : "peace and love". L'ambassadeur de la Gaule, aussi, est sollicité et scruté. Celui de l'Amérique, lui, est la Pythie incarnée. Qu'on l'aime ou qu'on l'abhorre, on doit lire sur ses lèvres...

Et puis il y en a d'autres qui sont franchement moins bien lotis. Les envoyés de la Corée du Nord, notamment, doivent laisser un membre de la famille au pays. Au cas où. Si Son Excellence se réfugie quelque part, on a au moins un corps à torturer. En Iran et en Russie, les enfants les plus malins de la famille humaine, on défend avant tout une civilisation et une tradition. On ne se fâche pas, on prend des notes. Monsieur l'ambassadeur assure sans ciller que son pays est un parangon dans tous les domaines et que, lui, évidemment n'est pas un portier...

Et il y a le pays des Turcs. Là où les diplomates ressemblaient un peu aux deux sus-cités. Jusqu'à récemment. Désormais, on sait qu'il sont... en dépression. Oui, abattus. Car, contrairement à leurs collègues russes et iraniens, ils ne croient plus à ce qu'ils disent... C'est que, avec un chef de l'Etat qui parle comme au café du commerce, un ministre des affaires étrangères qui parle comme un ministre de la défense et un premier ministre qui ne saurait citer, allez, au moins deux pays voisins, les représentants de la République sont gênés aux entournures. Ils ne savent plus où se trouve l'axe...

Ils ont bien conscience de devoir relayer les sornettes, les revirements, la prose d'un "régime" et non de l'Etat. Cet Etat millénaire, qui avait en son temps empaumé l'Orient et caressé l'Occident. Cet Etat millénaire, qui avait ensuite délaissé l'Orient pour étreindre l'Occident. Les diplomaties ottomane et kémaliste avaient un mérite : elles avaient l'ambition de leurs moyens. "Paix dans la patrie. Paix dans le monde", un slogan certes nunuche mais hautement réaliste. C'était l'ère des fameux "monşer", ces diplomates falots qui avaient peur de prendre des initiatives. Qui géraient surtout les crises...

Et en 2002, un professeur de relations internationales polyglotte, islamiste, conservateur, ottomaniste, enfourcha une lubie : "rendre à la Turquie sa grandeur d'antan". Armé d'un livre-programme indigeste, il secoua le cocotier et prôna la "diplomatie pro-active". L'axe était désormais mouvant. On était en Occident ET en Orient. La Turquie était un "grand pays" et son chef, un "leader mondial". Haute technologie ? Néant. Influence culturelle ? Néant. Marques universelles ? Néant. En plantant un palais kitsch au milieu de nulle part, en exhumant d'anciennes tenues ottomanes et seldjoukides, en marchant comme un empereur, on devint magnanime...

Et un beau jour de printemps, on se lança à corps perdus dans la guerre civile syrienne au nom des "valeurs". On était la voix des opprimés. On garantissait la dignité. La doctrine avait évolué : de la "diplomatie pro-active" qui postulait "zéro problème avec les voisins", on passa à la "précieuse solitude" qui se résumait au "zéro voisin et les problèmes en plus"...

Israël ? Un "Etat terroriste" mais... "incontournable". Mavi Marmara ? On s'en fout, passez l'expression, fallait pas s'aventurer à Gaza. Avait-on demandé au raïs ! Les procès contre les militaires ayant tué dix Turcs ? On les a enterrés contre 20 millions de dollars. Les rescapés de l'assaut ? On a endossé la responsabilité. Les Turcs doivent désormais intenter des actions contre leur propre Etat, une blague...

La Russie  ? Un "Etat voyou" dont les avions violent sans arrêt notre espace aérien mais qui achète aussi... nos tomates. Le bombardier russe visé ? Les excuses de la République arrondiront les angles. Depuis, on s'adore. On achète leurs S-400 mais on oublie de préciser qu'on veut également un transfert de technologie. Moscou fait la sourde oreille. La Turquie se retrouve avec une facture de deux milliards à honorer...

La Syrie ? Un pays dirigé par un "président cruel et sanguinaire". Davutoglu avait déroulé les plans pour aller "prier dans la mosquée des Omeyyades". Un vendredi, si possible. Avant de braquer la loupe sur la carte : ah mince, il y a des Kurdes ! Résultat des courses : la Triple alliance avec Moscou et Téhéran pour sauver la peau d'Assad, 3 millions de Syriens dans les rues d'Istanbul et de l'Anatolie, un embryon d'Etat kurde à notre frontière méridionale...

Les Etats-Unis ? "Partenaire stratégique" qui... ne délivre plus de visas. Et qui nous enquiquine avec le procès Reza Zarrab. On avait si bien enterré et enseveli sous mille épaisseurs les affaires de corruption et voilà qu'elles rejaillissent là-bas, aux pieds de l'ennemi, Fethullah Gülen... Et leur ambassadeur est d'ailleurs un type "effronté", il jacasse sans fin...

Barzani ? Un pote qui... nous a planté un coup de poignard dans le dos. Kirkouk tombe ? On fait la fête. On a chassé les peshmergas et installé les séides du "Daesh chiite", Hachd al-Chaabi. Mais on est content. Résultat : on a contourné Bagdad (Al Abadi n'était pas de son "carat") pour fraterniser avec Erbil, qu'on a bâtie de A à Z et, maintenant, Abadi est notre allié... Aucun fonctionnaire, même de catégorie C, n'avait prévu que Barzani pût rêvasser d'indépendance... L'Iran ? Un voisin qui prône un "expansionnisme chiite" mais dont a besoin en Syrie pour... approfondir cet expansionnisme... 

Last but not least. On exige des diplomates qu'ils fassent le service après-vente des rapts de gülenistes dans le monde entier. Et il faut aussi fermer des écoles en Afrique. Il faut expliquer à un interlocuteur doué d'une raison élémentaire que des "partisans Bac+5 d'un imam vivant en Pennsylvanie ont patiemment noyauté les administrations publiques turques grâce à des djinns et des billets de 1 dollar en guise de régiments supplétifs et d'amulettes pour imposer à terme la charia grâce au soutien de la CIA protestante et du Mossad juif". Un conte à dormir debout. Mais un pilier de la politique étrangère...

G 20. Conseil de l'Europe. Union européenne. Organisation de la coopération islamique. Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Organisation de coopération de Shanghai. Alliance des civilisations. "Ey Batı !", "Eh l'Occident !". "Hans a dit ceci, Georges a dit cela, ça rentre d'une oreille pour en sortir de l'autre"...

Incontrôlable, impulsif, le raïs instrumentalise les ressentiments populaires envers des fantômes bien connus : "les sionistes", "l'intelligence supérieure", "les forces obscures". Résultat : la Turquie est devenue un des rares pays au monde à ne pas avoir de politique étrangère. Mais la photo de l'ancien Premier ministre Bülent Ecevit face à un Bill Clinton, le postérieur adossé sur la banquette, reste le symbole répulsif de l' "ancienne Turquie". Celle qui avait au moins un cap...



L'étoile polaire de la politique étrangère ? Les obsessions du raïs, le sauvetage de Zarrab et le coffrage de Gülen, et, surtout, son humeur primesautière. Il hurle, renverse la table, claque les portes. Et les diplomates s'éreintent à revenir au statu quo ante "engueuladum". "Diplomatie pro-active", "précieuse solitude", "damage control". "Nous, nous sommes la République de Turquie, nous ne sommes pas un Etat tribal", aime à répéter le sieur Erdogan. S'est-on seulement demandé pourquoi le président de cette République était affublé d'une référence tribale, "reis"...